Il
a fallu abandonner motos et vélos pour pénétrer à
pied dans la jungle. Nous ne sommes pourtant qu'à quelques
centaines de mètres du Bayon, le temple aux immenses
visages
à l'expression énigmatique, et des sentiers parcourus
par des nuées de touristes. C'est ici qu'à l'aube
une patrouille de la police du patrimoine a arrêté
un Cambodgien équipé d'un détecteur de métaux.
L'homme n'était pas un démineur mais un pillard
à la recherche d'antiquités enfouies sous les lianes
ou les pierres. On l'a surpris au moment où il venait
de déterrer une magnifique poterie du XIIe siècle,
en parfait état de conservation. Les policiers sont
maintenant sur la piste de ses deux complices. «Nous
espérons
qu'ils se cachent toujours dans l'enceinte», lâche
le colonel Sinareth, l'un des chefs de cette unité spéciale
formée et équipée par l'Office central
de protection des biens culturels de la police française.
Chaussés
de simples tongs, la kalachnikov posée en travers de l'épaule,
ses hommes fouillent donc le fouillis végétal. «Du
coeur fortifié de l'ancienne capitale, un carré
de 900 hectares, il ne reste que les temples, les seuls bâtiments
construits en pierre, explique le colonel. Le reste a disparu,
englouti par la végétation.» Mais deux jours
entiers de chasse ne donneront rien. Les voleurs d'art ont réussi
à s'échapper.
Si les temples
sont gardés vingt-quatre heures sur vingt-quatre et la
plupart des statues conservées à l'abri, le sous-sol
de l'ancienne capitale renferme en effet suffisamment de trésors
pour continuer à les attirer en nombre. Car les scientifiques,
absorbés par l'immensité du chantier de restauration,
n'ont jamais trouvé le temps de s'atteler aux fouilles
archéologiques depuis les premiers travaux de l'école
française d'Extrême-Orient, en 1901. Et c'est donc
toute l'histoire de la cité et de ses habitants qui gît
encore sous terre, en refaisant surface dès que l'on commence
à creuser.
Le
pillard le plus illustre demeure André Malraux !
Au cours de la restauration du Banteay Kdei, l'un des plus
beaux temples construits à l'époque de nos cathédrales
par le grand roi bâtisseur Jayavarman VII, les architectes
japonais de l'université Sophia de Tokyo ont ainsi découvert
par hasard une fosse contenant 274 sculptures bouddhiques ; datant
probablement d'une contre-réforme religieuse pendant laquelle
les temples bouddhistes auraient été transformés
en sanctuaires brahmaniques par le roi Jayavarman VIII (1243-1295).
Sur certains murs d'un autre temple, le Preah Khan, on relève
d'ailleurs la trace d'anciens bas-reliefs d'images du Bouddha,
très anciennement effacés au burin. Preuve que l'un
des premiers vandales d'Angkor fut sûrement l'un de ses
souverains...
Mais le
pillard le plus illustre demeure, en tout cas pour nous, André
Malraux ! Surpris en 1923, avec son épouse Clara, en train
de transporter 600 kilos de statuettes et de bas-reliefs arrachés
au plus extraordinaire des quelque 400 temples de la zone, le
jeune écrivain fut condamné en première instance
à trois ans de prison. Ce qui ne l'empêcha pas, des
années plus tard, de donner son nom à une loi sur
le patrimoine.
Contrairement
à une idée largement répandue, Angkor n'a,
en revanche, que peu souffert des Khmers rouges. Trop occupés
à massacrer leur propre peuple (près de 2 millions
de morts entre 1975 et 1979 sur une population de 7 millions),
ces guérilleros ne se sont intéressés aux
temples qu'à partir de 1986, après l'invasion des
troupes vietnamiennes qui les repoussa vers cette zone située
juste en dessous de la frontière thaïlandaise. C'est
aussi à cette époque que les premiers petits commerces
qui rouvrirent dans la rue Dong Khoi (ex-Catinat) de Saigon commencèrent
à s'adonner à la vente d'antiquités khmères.
«Les valises diplomatiques n'ont jamais été
aussi lourdes à porter que pendant ces années-là»,
se souvient avec malice un antiquaire de ce temps révolu,
où les plus belles sculptures en grès s'envolaient
pour 100 dollars.
Depuis, «de
communiste, le régime cambodgien est devenu néoféodal...»,
ainsi que l'observe Son Soubert, un éminent archéologue,
membre du Conseil constitutionnel. La corruption est devenue une
spécialité nationale. Et les prix des oeuvres d'art
volées ne connaissent plus aucune limite.
«Nous
avons survécu à la guerre civile, au génocide
khmer rouge et à l'occupation vietnamienne pendant plus
de trente ans, plaide à ce sujet un membre du Parlement,
sous couvert de l'anonymat. Notre seule préoccupation est
de nous enrichir le plus rapidement possible. Les meilleures affaires
sont l'exploitation - illégale - des forêts, le trafic
de drogue et, bien sûr, le pillage des objets d'art.»
Jusqu'au
milieu des années 90, la région d'Angkor a donc
été systématiquement exploitée. «90%
des temples que j'ai visités à cette époque
avaient été pillés récemment»,
affirme Christophe Pottier, architecte et archéologue de
l'Ecole française d'Extrême -Orient (EFEO). Mais
depuis, sous la pression de l'Unesco et des pays donateurs, qui
prennent chaque année en charge la moitié du budget
de l'Etat cambodgien et la quasi-totalité des travaux de
restauration des temples, une police du patrimoine a été
créée, ainsi qu'une structure pour la protection
et l'aménagement du site. Un ensemble de mesures qui n'auraient
pourtant pas suffi à stopper le pillage si, dans le même
temps, le tourisme n'était pas devenu la nouvelle poule
aux oeufs d'or. Complètement déminé sous
la direction d'un ancien colonel français de parachutistes,
Jean-Pierre Billault, Angkor a accueilli 350 000 visiteurs payants
en 2003. Ce qui a incité les chefs militaires de la région
à se reconvertir dans l'hôtellerie, en investissant
à Siem Reap, la seule ville proche des temples, où
logent désormais les touristes chinois et coréens,
plus nombreux que les visiteurs occidentaux.
Une mutation
qui ne s'opère évidemment pas sans dégâts
pour la zone des temples principaux... et qui n'empêche
pas non plus ceux situés à l'écart de continuer
à être pillés. A une centaine de kilomètres
à l'est de Siem Reap, le «grand» Preah Kahn
vient ainsi de l'être par... l'armée cambodgienne,
qui n'a pas hésité - selon un diplomate français
qui a recueilli sur place des témoignages - à en
miner les abords afin de tenir les villageois éloignés
pendant qu'ils découpaient tranquillement des pans entiers
de bas-reliefs.
Les
têtes
des divinités sont les premières à disparaître
«Au temple de Banteay Chmar, près de la frontière
thaïlandaise, l'ampleur des dégradations depuis une
douzaine d'années est exceptionnelle», raconte aussi
Christophe Pottier, qui a effectué plusieurs missions sur
ce site de 3 kilomètres carrés. Les têtes
des divinités ont été les premières
à disparaître, souvent en miettes sous les coups
de burins. Et pour accéder aux blocs sculptés et
les enlever directement, les pillards ont carrément démoli
les superstructures.
Et c'est
ainsi qu'en décembre 1998, le grand épigraphe Claude
Jacques a pu retrouver et faire saisir chez un antiquaire de River
City (une célèbre galerie marchande de Bangkok)
un large fragment de pied droit portant une inscription inestimable,
relative à la fondation du temple en hommage à l'un
des fils de Jayavarman VII.
Quelques
jours plus tard, une bétaillère était
en outre interceptée près de la frontière
par la police thaïlandaise, avec 117 blocs de grès
sculptés
enveloppés dans des toiles de jute à son bord.
Le puzzle reconstitué révéla deux Avalokitesvara
en provenance de Banteay Chmar - d'extraordinaires bhodisattvas
de la compassion aux bras multiples -, qui furent restituées
au Cambodge en mars 2000, aussitôt remontées,
puis exposées au Musée national de Phnom Penh.
Mais le trafic
continue. A Sisophon, la ville la plus proche du temple de Banteay
Chmar, la gendarmerie a récupéré plus de
2 000 objets ces deux dernières années, la plupart
provenant d'une nécropole pré-angkorienne mise au
jour par des villageois. Vingt et un blocs de grès sculptés
appartenant aux panneaux de bas-reliefs volés en 1998 ont
aussi été retrouvés dans une cache, mais
deux Avalokitesvara (sans doute exportées en Thaïlande)
manquent toujours à l'appel.
D'où
la nécessité de s'occuper aussi de la Thaïlande.
Un accord a donc été signé entre le Cambodge
et sa voisine afin d'autoriser les saisies chez les antiquaires
de Bangkok. Mais cela ne les a malheureusement incités
qu'à une plus grande prudence : les sculptures angkoriennes
ne sont plus présentées en vitrine, seulement dans
les arrière-boutiques, où n'accède qu'une
clientèle filtrée. Pendant que l'essentiel du trafic
se déplaçait vers Singapour.
Les
cheveux
élégamment hirsutes, habillé d'un tee-shirt
noir et d'un bermuda, l'antiquaire auprès duquel nous
nous faisons passer pour des collectionneurs jubile devant
son ordinateur. Il s'arrête sur une photo, souligne du
doigt la courbure d'une hanche, le ciselé d'une bouche,
la finesse d'un drapé.
Rythmé par le clic de sa souris, le contenu du prochain
conteneur en provenance du Cambodge défile ainsi sous
nos yeux : des dizaines de photos d'apsaras, de vishnous, de
lions sculptés dans le grès, la plupart dignes
de figurer dans un musée. «Malheureusement, vous êtes
en retard pour cet arrivage, compatit le marchand. La plupart
des pièces sont déjà réservées.
Il faudrait revenir dans deux semaines...»
Déroulant
avec fierté son fabuleux diaporama, il insiste aussi pour
nous montrer toutes les sculptures pillées au Cambodge
qui sont passées entre ses mains depuis trois ans. Autant
de preuves à charge contre lui ? Hélas, non. Car
à Singapour, s'il est interdit de «cracher, importer
ou vendre» du chewing-gum, si jeter un papier ou un mégot
de cigarette peut suffire à vous faire précipiter
en prison, l'importation et la réexportation d'objets d'art
volés n'exposent en revanche à aucune sanction.
La cité-Etat, qui n'est pas membre de l'Unesco, demeure
l'un des rares pays à n'avoir pas signé la convention
internationale contre le trafic illicite des biens culturels ;
et ses marchands n'ont même pas de taxes à acquitter.
Le «grossiste»,
comme il se désigne lui-même, se lève et nous
entraîne au fond du magasin, vers un alignement de bustes
de divinités en attente d'expédition. Parmi elles,
une tête d'Asoura, sans doute l'une de celles qui bordaient
l'approche des portes d'Angkor Thom.
«Voyez,
dit l'homme en montrant, collés sur la pierre, des morceaux
d'adhésif brun indiquant au feutre le nom et l'adresse
du destinataire : la plupart de mes clients sont français,
allemands, anglais, suisses. Américains aussi, bien sûr...
La douane
ne vérifie pas à l'arrivée ?
Il suffit
de déclarer qu'il s'agit de simples reproductions, je n'ai
jamais eu le moindre problème dans un port français.»
Et d'ajouter,
sur le ton de la confidence :
«Mais
pour être vraiment tranquille, mieux vaut passer par Anvers
ou Helsinki...»